UN OU DEUX SUJETS ET COMMENT ?
Pour éclairer les théories de la justice sociale
Jean-José Quiles
professeur de chaire supérieure
Lycée Montaigne (Bordeaux)
Il
y a, dans la pensée économique et sociale contemporaine, un retour du
normatif. Les auteurs concernés, américains d'origine, sont tout juste, à
l'exception de
Friedrich Hayek, John Rawls et
Robert Nozick [voir bibliographie], traduits en français. Mais la conjoncture y
est sans aucun doute pour beaucoup. La reprise de la croissance transforme
toujours les questions économiques en problèmes de répartition. Quel est le
"juste" partage d'un surplus de richesses ? Que faire de la
"cagnotte" fiscale ? Faut-il satisfaire immédiatement les
revendications, et sur quelle base légitime, d'autant plus qu'elles s'expriment
de manière désordonnée, de façon catégorielle et dans la surenchère ; ou au
contraire favoriser une épargne salariale face à la montée des stocks-options ?
Atténuer les fluctuations du prix de l'essence pour certains ou pour tous,
etc.; des questions auxquelles il est impossible de répondre en termes
simplement techniques tant elles renvoient avant tout à une certaine idée de
la justice sociale
[1].
A l'inverse, comment mettre en oeuvre une "juste" redistribution
autrement que par des critères ( idéologiques ) relevant d'un pur arbitraire ?
Les théories de la justice sociale évitent ces deux écueils. Une "bonne
répartition" doit être fondée sur un "équilibre réfléchi"
(Ch.Arnsperger & Ph. Van Parijs). Faut-il découvrir la vérité ?
La réponse est non. Toute théorie de la justice sociale explore un
principe normatif le plus loin possible. Il convient donc de l'apprécier à
sa valeur légitime : celle d'une pratique intellectuelle.
Qui
prétend quoi et pourquoi ? Il est ici impossible d'entrer dans tous les méandres
de théories complexes, mêlant étroitement l'économie du bien-être et l'éthique
économique et sociale. Nous nous proposons plutôt, à l'aide d'un petit problème,
de fixer plus modestement des points de repère et ... d'attirer l'attention sur
la diversité des réponses "justes" !
Problème
Le
professeur qui prépare le sujet du devoir du samedi matin souhaite être juste
envers tous les élèves. Il se soumet, dans son travail de préparation, à
un impératif de justice sociale.
1/ Si le
professeur est égalitariste, quel est
son choix ?
2/ Si le professeur est utilitariste,
quel est son choix ?
3/ Si le professeur est contractualiste
(ou libéral-égalitariste), quel est son choix ?
4/ Si le professeur est libertarien,
quel est son choix ?
5/ Si le professeur est
communautarien, quel est son choix ?
6/ Si le professeur est "autrichien",
quel est son choix ?
7/ Si le professeur est marxiste,
quel est son choix ?
Trois
préalables
Les
économistes ont l'habitude de distinguer entre des
questions positives et normatives. Les premières renvoient à des énoncés
descriptifs dans lesquels le philosophe ( kantien ) voit des impératifs hypothétiques.
Les seconds se caractérisent par des jugements de valeur et le même philosophe
y voit des impératifs catégoriques. Dans l'économie du bien-être, l'analyse
s'appuie, au départ, sur une rationalité instrumentale et une concurrence pure
et parfaite. Dans la démonstration de Walras,
dite de l'équilibre général ( Références, n°20, octobre 1999 ), il
existe dans l'économie de marché un point d'équilibre, fixant prix et quantités,
où s'égalisent toutes les offres et toutes les demandes. Là s'arrête le
raisonnement positif.
Qu'en
est-il de cet équilibre général, est-il bon ou mauvais et surtout de quel
point de vue ? Alors seulement commence le normatif. Pour répondre, il
faut recourir à l'optimum de
Pareto : une situation est dite optimale s'il est impossible d'améliorer
la situation d'un individu sans dégrader celle d'au moins un autre agent. Ce
critère ne renvoie à aucune considération de justice sociale. Tout au plus,
tire-t-il logiquement les conséquences normatives de la démarche positive de
Walras. Dans ces conditions, on démontre que tout équilibre général
concurrentiel est un optimum de Pareto et que tout état Pareto-optimal renvoie
à un équilibre général concurrentiel ( les deux théorèmes de l'économie du
bien-être ).
Comment
passe-t-on de l'optimum de
Pareto à une réflexion sur la justice sociale ( ou redistributive ) ?
L'existence d'un équilibre général concurrentiel est démontrée sous la
contrainte d'une certaine distribution des ressources. Donc, à toute répartition
a priori correspond un équilibre général concurrentiel qui, en même
temps, est optimal. La conclusion est claire : il y a une infinité de
situations Pareto-optimales, en conséquence comment choisir entre elles ?
Toutes les distributions initiales de ressources ne sont sans doute pas équivalentes,
de quelque point de vue que l'on se place. Soit une économie ( ou une société
)
réduite à deux individus. Les axes du graphique représentent leur
satisfaction respective : Ux et Uy [d'après C.Marchand, Economie des interventions
de l'Etat, PUF, 1999 ]. L'économie ( ou la société ) est certainement indifférente
entre un certain nombre de possibilités (dite frontière des optimas sociaux).
Le déplacement le long de cette courbe (
A ® B
) ne change rien pour
personne. Tout point à l'écart de cette courbe est soit impossible (C),
soit sous-optimal (D).
Mais,
en pratique, sauf cas particuliers, tout porte à croire que déplacer l'équilibre
d'un point vers un autre ( en modifiant la distribution des ressources ) détériore
la situation ( prélèvements supplémentaires ) des uns au bénéfice des autres
(dépenses publiques ). Dans ces conditions, la construction d'un "équilibre
réfléchi" oblige à l'élaboration de théories de la justice sociale. Il
faut étudier les conséquences d'un
principe normatif organisant une compensation entre les gagnants et les
perdants. On retient alors le vocabulaire suivant :
•
une mesure est d'intérêt général
si elle améliore la satisfaction de certains sans nuire à celle des autres ;
• une mesure est utile
si ses inconvénients sont compensés et donc l'optimalité est retrouvée à
long terme ;
• une mesure est juste
si elle minimise la perte des uns au bénéfice des autres.
Le
professeur égalitariste
décide d'un seul sujet
le même pour tous
Pour
un égalitariste, la justice sociale repose sur un principe normatif unique, indépendamment
de tout autre considération ou articulation avec un autre principe normatif :
"Qu'est-ce que l'égalité ? L'égalité
des ressources" ( Ronald Dworkin ). Dans le débat liberté versus
égalité, l'égalitariste admet que la liberté, comme "processus d'auto-effectuation"
( Jon Elster ), c'est-à-dire
faire par soi-même, constitue un processus intrinsèquement plutôt coûteux et
donc un principe normatif socialement peu attrayant. Ecrire un poème demande
peu de ressources matérielles à l'inverse de la réalisation d'un film à
grand spectacle. Si on laisse libre cours au développement de cette
auto-effectuation, en supposant que la libre auto-effectuation de chacun
garantit une libre auto-effectuation pour tous, des préférences coûteuses
pourraient se développer et il serait impossible de les satisfaire autrement
que partiellement. Assez vite, il faudrait envisager des mesures telles que
chacun ait simplement, par exemple, le droit de diriger pendant dix minutes un
film à grand spectacle ( cas envisagé par Andy Wharol ). On s'enferme dans le
dilemme du prisonnier qui correspond, comme chacun sait, à un état
sous-optimal. Pour éviter cette dérive, une stricte égalité s'impose dès le
départ par l'exacte égalité des ressources de chacun. Alors le désir de créer
redevient indépendant de la recherche, pour des motifs purement égoïstes,
d'une plus grande part de ressources dans l'exercice de cette auto-effectuation.
Ainsi, dans le cas du devoir du samedi matin, dans toutes les ressources qu'il
représente ( entraînement aux concours, etc.), chaque élève doit en
recevoir une part ( une utilité individuelle ) identique. La satisfaction qu'un
élève tire de l'entraînement du samedi matin est exactement égale à celle
de l'autre. Chacun reçoit la même part d'une utilité collective. D'une
certaine façon, cela revient à admettre que les utilités individuelles sont
strictement indépendantes mais identiques. Graphiquement, le professeur égalitariste
est guidé par le chemin D ® E.
Amartya
Sen [prix Nobel
d'Economie 1998] objecte qu'il ne suffit pas de donner à tout le monde les
mêmes chances pour garantir l'égalité des chances. Donner 1000 FF à un
handicapé et une somme identique à un bien portant n'implique absolument rien
quant à l'usage de cette somme sauf que les deux individus ont des possibilités
très différentes et surtout très inégales. A l'évidence les "capabilités",
ou capacités au sens large, de l'un et de l'autre ne découlent pas seulement
d'un même niveau de revenu. Alors, avec l'auteur, il faudrait développer une
théorie générale de l'égalité des capabilités ce qui nous amènerait trop
loin [voir Amartya
Sen, Un nouveau modèle économique, développement, justice, liberté,
trad.fr. Odile Jacob, 2000].
Le
professeur utilitariste
décide de deux sujets
mais, de difficulté identique
ou pas, c'est secondaire
Un
utilitariste ( Jeremy Bentham [
1748-1832 ] ,
John Stuart Mill
[ 1806-1873 ] ou aujourd'hui le point de vue radical de Peter Singer [ Rethinking
Life and Death ] sur l'euthanasie ) soutient que la
justice sociale maximise la somme des utilités individuelles mais,
contrairement
à l'égalitariste, une compensation est possible. Pour simplifier, supposons
que la compensation se fasse avec un taux constant. Alors, la courbe d'indifférence
sociale ( ensemble des situations jugées utiles par tous ) devient une droite décroissante.
Dans le cas du devoir du samedi matin, certains butent sur le sujet unique
pour des raisons quelconques. Avec deux sujets, l'utilité totale de la classe (
ou somme des utilités individuelles ) augmente. Ceux qui auraient été en
difficulté, face à un seul sujet, trouve une issue favorable dans le second
sujet ( principe de compensation ) mais sans nuire à la satisfaction des autres.
Bref, tout le monde trouve son compte et l'utilité totale progresse.
Graphiquement, le professeur utilitariste est guidé par le chemin A ® B mais reste indifférent au choix entre B et C.
Du
point de vue de la théorie économique, l'utilité collective, appréciée par
la somme ( ou plus largement l'agrégation ) des utilités individuelles, se
heurte à deux grosses difficultés :
• La
première réside dans le théorème de Arrow
( 1951 ). Cet économiste [ Prix Nobel 1972 ] a démontré qu'il est impossible de déduire
le choix collectif des préférence individuelles sans que certains individus se
voient contraints de suivre les décisions prises par d'autres et qui ne sont
pas forcément les leurs, sous peine de supprimer toute cohérence au
raisonnement.
• La
seconde, mise en évidence par Amartya
Sen ( 1970 ), renvoie aussi à un théorème d'impossibilité mais perçu dans
le cadre d'une démocratie libérale. L'optimum de Pareto affirme que si tous
les individus d'une société quelconque préfèrent un choix (x)
à un autre (y), alors cette société préfère elle aussi x à y. Mais, dans le
cadre d'une démocratie libérale, qui respecte le principe de la liberté
individuelle, chaque individu doit être confronté à une alternative entre x
et y. Ainsi, si cet individu préfère
y à x
la société doit aller dans le même sens (y > x). Les deux propositions ( optimum de
Pareto et démocratie libérale ) sont irréconciliables. Dans la théorie du
choix social, on parle d'une
"impossibilité du libéral parétien". Ce résultat est illustré
par le paradoxe de la lecture de L'amant de Lady Chatterley par un prude
et un libertin
[2].
Le
professeur contractualiste
décide de deux sujets
mais de difficulté inégale.
Le
principe libéral-égalitariste, dit "de différence" ( favoriser les
moins favorisés ), pousse à ne pas mettre tous les élèves dans le même cadre
d'épreuve. Donc, maintenant toutes les utilités ( des élèves forts et des
élèves faibles ) ne se valent pas, contrairement à l'opinion utilitariste.
Selon John Rawls, la société trouve son origine dans la fiction d'un contrat
initial, lequel mêle habilement liberté et égalité. Ces deux notions étant
plutôt antinomiques, il convient d'introduire un ordre de priorité ( clause de
"priorité lexicographique" ) au bénéfice de la liberté. Donc, le
"principe de liberté" est premier et le point de vue rawlsien
impose envers et contre tout une parfaite
"équité dans l'accès aux biens premiers", comprendre ce qu'il
faut posséder ( santé, talents mais aussi libertés fondamentales, chances
d'accès aux positions sociales, etc.) avant même les compétences et les
histoires individuelles qui, dès l'abord, ne sont pas connues ( "voile
d'ignorance" ).
Les biens premiers |
|
naturels | sociaux |
libertés fondamentales | |
- santé
|
- droit de vote
et d'éligibilité - liberté d'expression et de réunion - liberté de conscience et de pensée - liberté de la personne de détenir de la propriété personnelle - protection contre l'arrestation et la dépossession arbitraire |
Chances d'accès aux positions sociales avantages socio-économiques |
|
|
Ch. Arnsperger & Ph. Van Parijs, p. 58
Le principe de différence
est second et admet que toutes les inégalités ne sont pas forcément
nuisibles.
John Rawls recherche l'égalité jusqu'au moment où la poursuite de cet
objectif devient manifestement absurde et rend pire encore la situation de
ceux qui souffrent le plus de l'inégalité. L'idéal de l'égalité suggère de
rechercher un moyen de second rang, un pis-aller qui permette de l'approcher.
Pourquoi ne pas préserver, par principe, les inégalités qui justement
profitent aux moins favorisés ? Dans la construction du principe de différence,
cette option préférentielle pour les pauvres prend la forme d'une discussion
technique autour des thèmes du "maximin" et du "leximin"
que nous ne pouvons approfondir ici. C'est pourtant considéré comme un point
central par les commentateurs de Théorie de la justice ( Robert Nozick,
Ph.Van Parijs par exemple ). Donc, dans les termes de notre problème, pour
"favoriser les moins favorisés" le professeur contractualiste choisit
obligatoirement deux sujets, mais de difficulté inégale. Dans la mesure où
aucune perte d'utilité de l'élève faible Uy
ne saurait justifier une augmentation de la satisfaction de l'élève fort Ux , la courbe d'indifférence sociale prend la
forme d'un L.
Le
passage (B È C) ®D a
l'approbation du contractualiste. Y
( l'élève moins favorisé ) voit sa situation s'améliorer face à X
( l'élève favorisé ) mais l'utilitariste refuse cette solution. La perte
d'utilité de X n'est pas compensée
par celle de Y.
La
solution contractualiste est critiquable -- c'est l'argument de l'économiste
Robert Musgrave -- car elle n'échappe pas à la sélection
adverse. Comment éviter que les élèves les plus compétents choisissent
le sujet le plus accessible et en tirent un profit indu, au détriment des élèves
les plus faibles ? Le principe de différence a l'allure d'une prime aux
paresseux ( problème dit des "surfers de Malibu" qui passent leur
journée entière à attendre la vague ). Pour John Rawls, il est inacceptable de
taxer, par principe, le talent car c'est un bien premier. Le principe de différence
est construit sur un principe d'égale liberté ( la clause de priorité
lexicographique ) et l'imposition du talent est logiquement équivalente à
l'organisation d'un "esclavage des talents". En clair, l'esclavage
volontaire est inacceptable. Les élèves les plus efficaces, s'ils étaient
contraints d'aller systématiquement vers le sujet le plus difficile, n'auraient
d'autre but que d'obtenir un revenu ( des points supplémentaires ) pour payer la
taxe qui pèse sur leur talent, même si le sujet qu'ils sont contraints de
choisir leur déplaît profondément pour des motifs strictement
intellectuels. Faut-il alors admettre le loisir ( ou droit à la paresse ) dans la
liste des biens premiers ? C'est en tout cas le choix de John Rawls dans
l'amendement de sa théorie en 1983.
Le
professeur libertarien
décide de deux sujets
mais un échange des sujets entre eux,
par les élèves, est possible
Pour
un libertarien, la liberté de mener sa vie à sa guise -- principes
de non-agression et de non-interférence
-- est la seule valeur qui importe quand on se préoccupe de justice sociale.
Mais, sauf harmonie universelle et spontanée peu probable, une société de
totale liberté est sans aucun doute impensable. Comble de paradoxe, c'est sur
les limites ( ou leur minimisation ) de la liberté qu'il faut s'interroger. Pour
rendre praticable le plein exercice de la liberté en société, il faut
recourir à l'existence de droits de propriété qui définissent les territoires où s'exerce
souverainement cette liberté : droits de propriété sur son propre corps,
sur des objets extérieurs produits ou acquis du fait d'un transfert volontaire
des droits de propriétés. Vient alors nécessairement la question de
l'appropriation des "biens naturels", ceux qui n'ont encore jamais
fait l'objet d'une appropriation privée. Les libertariens apportent trois réponses,
mais convergentes. La première, dite de droite ( Murray Rothbard, Israel Kirzner
),
repose sur le principe "premiers arrivés, premiers servis". Elle
reconnaît comme équivalente la création
et la première appropriation d'un produit. La deuxième solution (
Robert
Nozick, Baruch Brody ) se réfère à une clause dite "lockéenne" :
"Dieu a donné la Terre aux hommes en commun". L'appropriation
initiale est légitime si ceux qui en profitent
garantissent au reste de la société le même niveau de vie qu'en
l'absence d'acquisition initiale. Les libertariens de gauche se rallient à
une certaine tradition américaine ; par exemple celle d'Henry George ( Progrès
et pauvreté, 1879 ) : un droit à une part égale pour tous sur les
ressources naturelles. Il soutenait que la rente foncière fonctionnait comme un
cadeau du ciel et qu'elle devait servir principalement à lever l'impôt et
payer les dépenses de l'Etat, à l'exclusion de toute autre taxation.
Donc,
le professeur libertarien respecte la liberté et les droits de propriété.
Dans le partage des sujets, la solution "droitière" est la plus
simple : premier arrivé, premier servi. La distribution qui en résulte
est, sauf miracle, sous-optimale. Imagine-t-on que chaque élève soit immédiatement
satisfait par son sujet ? Alors, le professeur utilise le principe de "rectification" de Robert Nozick. Une
répartition
est juste 1) à partir du moment où elle est issue d'une autre
distribution juste et 2) par des moyens légitimes. Pris dans ses principes
libertariens, le professeur est contraint d'accepter l'échange des sujets par
les élèves comme le libre transfert des droits de propriété ( recours à un
moyen légitime ). La nouvelle distribution est donc juste et correspond à
l'approbation, c'est-à-dire la liberté, d'un plus grand nombre. En pratique,
il faut au moins deux sujets pour que l'échange existe. Par là, la
rectification
est possible. L'échange des sujets entre eux à l'initiative des élèves, ou
du moins pour ceux qui ne seraient pas satisfaits par le premier tirage, permet
d'accéder à une distribution préférable pour tous. L'équilibre du marché
existe nécessairement à cause de la limitation imposée par l'état de nature
c'est-à-dire une proportion fixée et quelconque de l'un et l'autre sujet. Au
passage, rien n'impose que les sujets soient de difficulté identique ou pas.
De toute façon, les élèves corrigeront la distribution, par l'exercice de
leur libre-arbitre et le respect des droits de propriété. Une remarque
cependant; un professeur libertarien un peu expérimenté prévoit quand même
un temps de devoir plus long car le marché implique ... des coûts de
transaction !
Retrouvons
une critique habituelle du raisonnement libertarien. Même après rectification,
certains élèves n'ont pu trouver un sujet satisfaisant. Faut-il conclure à la
nécessité d'un très grand nombre de sujets ? Quel est alors le but du
devoir ? A l'inverse, il faut respecter un principe de libre entrée mais
aussi de libre sortie du marché. Des élèves abandonnent leurs droits de
propriété ( faillite ) à d'autres élèves qui désirent multiplier les échanges
et atteindre le "bon" sujet. Exagérons la procédure, un seul élève
finit par rassembler tous les sujets. Il est seul à composer mais quel est la
valeur de son travail ? C'est approximativement le
paradoxe de l'île : être libre mais seul.
Le
professeur communautarien
en revient à un seul sujet
le même pour tous
Lassé
par les considérations précédentes qu'il juge beaucoup trop individualistes,
le professeur communautarien ( lecteur assidu de Michaël Sandel ou de Alasdair
MacYntire ) adopte un point de vue "méta-éthique"
-- au-delà de la justice entre individus -- et met en avant des valeurs
"communautaires" ( familiales, associatives, solidaires, etc. ). Bref,
quels que soit les choix des individus, ces derniers sont toujours embarqués
dans le même bateau. C'est de là qu'il faut apprécier la justice sociale. De
quel bateau s'agit-il ? A l'évidence, le professeur décide du point de
vue de la classe, au-delà de celui des élèves pris isolément. Dans le cadre
de cette "communauté solidaire" qu'est la classe, il convient d'éviter
les conflits d'intérêt. Si plusieurs sujets sont proposés, tel sujet favorise
telle catégorie pour une foule de bonnes ou de mauvaises raisons. Il n'y a
malheureusement pas de définition objective, c'est-à-dire au niveau de la
classe, de la difficulté d'un sujet. Donc un choix s'impose, en l'occurrence le
sujet unique. Le professeur communautarien agit comme dépositaire d'un idéal
et non comme le représentant d'un intérêt général, somme d'intérêts
individuels, ramené à un principe d'égalité ( collègue égalitariste ), à un
principe de compensation ( collègue utilitariste), à un principe de différence
( collègue contractualiste ) ou à un principe de liberté ( collègue libertarien
).
Le
principe normatif "méta-éthique" existe aussi chez Michaël Walzer,
bien que difficilement assimilable à un communautarien standard. Les
solutions précédentes ( égalitariste, utilitariste, contractualiste et
libertarienne ) s'appuient fondamentalement sur une règle de justice de nature
économique : rationalité instrumentale, répartition, droits de propriété,
échange, révélation des utilités par des règles de marché, etc. Pourtant,
le champ social est complexe et les relations économiques n'en sont qu'un
aspect même s'il faut reconnaître une tendance à l'envahissement. Michaël
Walzer pose comme principe qu'il y a autant de "justices" que de
"sphères" dans lesquelles elles s'exercent. La "bonne" règle
de vie en communauté ( référence méta-éthique ) est celle de l'équilibre
entre sphères de justice et l'empiétement excessif d'une sphère sur
l'autre. Il en résulte un point de vue quasi-communautarien : le respect
d'une égalité complexe entre sphères de justice et non simplement entre
individus. Dans le cas du devoir, le sujet unique pourrait être le garant d'un équilibre entre "sphères"
ou motivations diverses ( formation professionnelle, choix intertemporels, alibis
culturels, etc. ) des élèves .
Le
professeur "autrichien"
ne choisit pas et s'en remet
à l'ordre spontané du marché
Un
professeur "autrichien", c'est-à-dire convaincu par la pensée de
Friedrich
Hayek [ prix Nobel d'Economie 1974 ] refuse l'idée même de justice sociale,
ou d'une solution juste dans le choix d'un sujet, et concevable du point de vue
des élèves pris comme un tout. Pour lui, la
justice n'est jamais l'attribut d'une chose mais reste toujours celle d'une volonté. Une chose existe ou n'existe pas mais elle n'est
jamais juste ou injuste. Les phénomènes sociaux ne sont pas justes ou injustes
en dehors d'une volonté collective à établir en tant que telle. Bien sûr,
une distribution, de notes en l'occurrence, est le résultat d'une multitude
de volontés, celles des élèves pris individuellement. Mais il est impossible
de définir une volonté collective ( le juste choix collectif des élèves ) et
intentionnelle comme la somme des volontés individuelles. Ces dernières n'ont
jamais pour but de réaliser la distribution globale des notes telle qu'elle
existe après le devoir et cela quelle que soit la forme du sujet : un ou
deux énoncés, de difficulté identique ou pas.
Dans
ces conditions, on n'arrivera jamais à construire une règle juste avant la
mise en oeuvre du premier devoir. Pour le professeur "autrichien", l'élaboration
de règles justes ou non du devoir n'est pas indépendante de la production du
devoir. Seul "l'ordre spontané" -- comprendre évolutionnaire --, qui
surgit progressivement des devoirs successifs, permettra de dire qu'elle est la
forme la plus adaptée du sujet. Tout le problème se ramène donc à la
reconnaissance de la supériorité d'un "ordre spontané du marché",
la tendance qui se dessine d'un devoir à l'autre, sur un "ordre
construit" de toute pièce, en d'autres termes une conception quelconque
mais a priori de la justice sociale
qui s'avère n'être qu'un "mirage".
En
pratique, le professeur "autrichien" se sort d'affaires en utilisant,
au fil des samedis matin toutes les formes envisageables de devoir sans se fixer
une ligne directrice précise. Alors, il ne tire qu'en fin d'année les leçons
des expériences qu'il a menées. Encore doit-il reconnaître qu'elles sont
délicates
à interpréter d'une année à l'autre. Doit-il chaque année recommencer la
procédure chaque année ou admet-il finalement que l'évolution observée institutionnalise
une forme particulière de devoir qui, alors, devient la "bonne" répartition
de l'équilibre "réfléchi" ?
Le
professeur marxiste
choisit deux sujets de difficulté inégale
mais dit qui choisit quoi
La
société capitaliste repose sur une inégalité fondamentale; celle des
moyens de production. Il y a, d'un côté, ceux qui les possèdent et, de
l'autre côté, ceux qui en sont exclus. Cette proposition est censée être
vraie quel que soit le mode de production ayant existé dans l'histoire des sociétés
ou dès que les hommes ont abandonné la situation originelle du communisme
primitif. Il s'en suit immédiatement qu'il ne peut y avoir de point de vue
objectif sur la justice sociale à partir du moment où on l'enferme dans des
critères transhistoriques ( idéaux universels de liberté, d'égalité,
d'utilité sociale, etc. ). La justice sociale ne se définit pas par rapport à
des principes normatifs en tant que tels mais en vertu de l'efficacité
politique de ces principes normatifs dans un mode de production donné, en
l'occurrence le système capitaliste. Le socialisme comme le communisme, c'est-à-dire
le futur historique des sociétés contemporaines, ne donnent pas la marche vers
une société totalement accomplie qu'il faudrait d'abord entrevoir -- c'est
l'erreur du socialisme utopique face au socialisme scientifique -- mais
correspondent au "mouvement réel qui abolit l'état actuel des
choses" [ L'idéologie
allemande ]. Dans ces conditions, la simple évocation de droits, dans la
perspective revendicative d'une justice sociale, n'est qu'un moyen de développer
la conscience de classe. D'ailleurs, dans le livre III du Capital, Marx
affirme l'absence de droits dans le communisme. Il en découle que la
mise en oeuvre de la justice sociale ( l'utilisation effective de droits )
dans la société capitaliste, se fait
indépendamment de la volonté des hommes qui la subisse ou au-delà du
voile idéologique qui masque la réalité des rapports sociaux.
Dans
notre problème cela signifie, qu'avant toute chose, les élèves, de par leurs
origines socio-économiques, disposent de moyens initiaux disproportionnés
pour répondre au devoir. Donc, s'en remettre à une gestion quelconque du marché
( une certaine dose de libre-arbitre ), quelle que soit la référence
"juste" utilisée, conduit toujours à opposer des "libertés
formelles" à des "libertés
réelles". Tous les élèves sont placés devant le même objectif de
production ( le devoir ) et ont la liberté ( formelle ) d'y répondre. Mais tous
n'agissent pas dans les mêmes conditions de liberté ( réelle ). Certains
disposent d'une bibliothèque familiale, d'autres ont eu la possibilité de
prendre des cours supplémentaires en parallèle, etc. Les solutions libérales,
en se référant à des principes normatifs transhistoriques, participent de
l'exploitation capitaliste. Elles nient l'historicité de la société
capitaliste et reproduisent l'ordre social c'est-à-dire l'inégalité des
droits de propriété dans la détention des actifs humains, culturels, sociaux
etc., ou de façon plus directe des positions de classe. Par-delà l'évaluation
traditionnelle des élèves ( le devoir du samedi matin ), le professeur
marxiste est contraint de s'interroger sur son efficacité politique dans la
recherche d'une justice sociale. Il reconstruit les droits de propriété en
recréant la liberté réelle, au-delà des volontés individuelles, dans la
pratique du devoir.
Le
point de vue marxiste est celui d'un égalitarisme
radical mais dont la mise en oeuvre est impossible à réaliser dans les
conditions présentes de la production scolaire capitaliste. Toutes les
institutions, quelles qu'elles soient, ne sont pas indépendantes du système
socio-économique mais fonctionnent concrètement à partir de règles générales.
De ce fait, elles sont, y compris l'institution scolaire, inéquitables. Il faut
obligatoirement créer d'autres règles, plus justes, de l'extérieur du système
capitaliste ou au moins en fonction de leur efficacité politique mesurée par
le développement d'une conscience de classe. Le professeur agit au nom d'une autorité nouvelle qui pourrait s'appeler "la dictature du
prolétariat". Il s'arroge ( acte révolutionnaire ) d'un pouvoir
exceptionnel et sans partage dans la gestion des ressources que représentent
les possibilités des élèves si la liberté réelle était la vraie règle du
jeu. Autrement dit, le professeur invente un
schéma de planification. Un cadre de justice contributive ( "A chacun
selon son travail" ) suffit, en espérant arriver un jour à un réel schéma
de justice distributive ( "A chacun selon ses besoins" ). Guidé par ces
principes, le professeur marxiste choisit deux sujets, l'un pour les élèves
favorisés ( les capitalistes ) et l'autre pour les élèves défavorisés ( les
prolétaires ). En même temps qu'il impose son propre choix grâce à une évaluation
personnelle et centralisée des efforts ( travail ) et des possibilités (
besoins ) de chaque élève. Donc, untel doit traiter tel sujet, tel autre prend tel
sujet, etc.
Certains
jugeront la solution marxiste excessivement rigide et fondée sur une confiance
exagérée dans le rôle historique ( la capacité de jugement ) du professeur
comme acteur révolutionnaire. Sans doute, après un stage de formation au
marxisme analytique [ Gérald A.Cohen, John E.Roemer ou Jon Elster ], le
professeur sera-t-il enclin à une légère modération. Contentons nous ici de
quelques remarques :
• Supprimer l'exploitation capitaliste accroît-il
la justice sociale ?
D'un strict point de vue analytique, la réponse est négative. Encore
faudrait-il établir que la situation finale est nécessairement préférable,
du point de vue du prolétaire, à ce qui existait auparavant. Autrement dit,
remplacer l'obligation d'entrer dans une relation salariale par un processus d'auto-effectuation
( d'abord dans le cadre d'une planification ) garantit-il une nécessaire
augmentation du bien-être de l'ouvrier ? Peut-être, mais c'est a
priori indéterminé et l'expérience historique des anciens pays
socialistes autorise à penser le contraire. Ici, la gestion autoritaire des
sujets prémunit-elle chaque élève contre des résultats pires que ceux
obtenus dans le cadre d'une gestion libérale ( égalitariste, utilitariste,
contractualiste, etc. ) ? On revient au problème rawlsien à savoir ici la
définition d'une dose "acceptable" d'exploitation.
• Par
ailleurs, le principe marxiste de
contribution ( "A chacun selon son travail" ) ne
participe aucunement à l'objectif de réduction, ou au moins à une
minimisation, des inégalités. D'une
juste contribution, il peut en résulter une plus grande ouverture de l'éventail
des revenus. Les révolutionnaires russes s'interrogeaient déjà. Avec la révolution
et la dictature du prolétariat faut-il accepter, ou non, un creusement des inégalités ?
• Les
classes sociales trouvent-elles leur fondement logique dans le processus de
production ou comme l'affirme le marxisme analytique dans l'échange ?
Alors la question des droits de propriété devraient être totalement révisée.
Conclusion
Le
but d'une réflexion théorique sur la justice sociale n'est pas, en fin de
parcours, de découvrir la bonne solution mais, encore une fois, de tester des
principes normatifs pouvant fonder ces théories. "L'univers est" sans
aucun doute "irrésolu" (Karl
Popper), mais faites des sciences sociales
... vous connaîtrez du monde !
J-J.
Q.
Christian
Arnsperger & Philippe Van Parijs, Ethique économique et sociale,
La
Découverte, Repères, 2000.
Véronique Munoz-Dardé, La justice sociale, le libéralisme égalitaire de
John Rawls, Nathan, 128, 2000.
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Amartya Sen (1992), Penser l'inégalité,
Seuil, L'histoire immédiate,
2000.
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Seuil, 1987, Seuil-Points,
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